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Intelligence artificielle : Développements dans le secteur des assurances*

L’intelligence artificielle, ou IA, est le terme conceptuel général pour les technologies ou les systèmes permettant aux ordinateurs d’effectuer des tâches impliquant une prise de décision, une intelligence, des compétences acquises et/ou une expertise de type humain. Autrefois considérées comme une possibilité lointaine pour un avenir futuriste, les progrès technologiques au cours des 20 dernières années ont accéléré le développement et l’intégration de l’intelligence artificielle dans de multiples secteurs privés et publics, et notamment dans le secteur des assurances.

L’on entend souvent que l’intelligence artificielle va complètement bouleverser le secteur des assurances. Mais est-ce vraiment le cas ?

En effet, même avec l’IA, les assureurs vont continuer à assurer des responsabilités, des produits, des frais, etc. A cet égard, l’IA n’est qu’une évolution technologique parmi d’autres, comme les assurances en ont connu de nombreuses depuis l’industrialisation et qui n’ont pas, en soi, bouleversé les produits d’assurance.

Par exemple, si l’on prend le cas des voitures autonomes, peu importe que l’accident ait été causé par le conducteur ou par l’intelligence artificielle : il sera toujours nécessaire d’indemniser les tiers. Déjà aujourd’hui, même si l’assurance couvre strictement parlant la responsabilité civile du conducteur, c’est en réalité plutôt le véhicule qui est assuré (l’obligation d’assurance est liée à la mise en circulation et, à côté du preneur d’assurance, d’autres conducteurs sont également assurés, …). Cela-dit les parties impliquées seront peut-être destinées à changer : aujourd’hui l’assureur dispose d’une action récursoire contre par exemple le conducteur en état d’ivresse, demain les recours seront peut-être dirigés contre les constructeurs automobiles ou les développeurs d’IA.

Donc, « circulez rien à voir » ?

Ce serait négliger que l’intelligence artificielle a déjà et apportera encore des changements majeurs à plusieurs niveaux dans le secteur des assurances. D’abord l’intelligence artificielle sera un outil pour les compagnies d’assurances (1). L’innovation de l’intelligence artificielle va modifier le paysage de l’assurance (2). Enfin, le législateur a commencé à développer des règles en matière d’assurance de l’intelligence artificielle en tant que telle (3).

1. L’intelligence artificielle comme « outil » pour les compagnies d’assurance

L’IA sera, premièrement, un outil pour les compagnies, en amont, dans l’analyse et l’évaluation des risques qu’elles souscrivent.

Une bonne connaissance du risque est essentielle et les big datas, passés à la moulinette de l’IA vont certainement jouer un rôle important : données cartographiques et images satellites, données publiques ou fournies en continu par les utilisateurs, données des équipements connectés, ou similaire, permettront à l’IA de mieux comprendre les situations, les évolutions et de « prédire » des événements futurs (inondations, usure d’une pièce, ou plus généralement la réalisation d’un risque).

Si cette analyse plus poussée des situations doit permettre globalement une réduction des primes et ce surtout pour les « bons risques », il faut rester attentif au fait qu’elle ne conduit pas à une anti-sélection et que les assurés à risques plus importants n’arrivent plus à trouver d’assurance ou alors à des conditions prohibitives. L’analyse détaillée d’un risque, ne doit en effet pas faire perdre de vue que l’assurance repose sur l’idée de collectivisation des risques.

Deuxièmement, l’IA permet aussi de grandes évolutions dans l’expérience client.

L’expérience d’achat d’assurance sera plus rapide, avec une participation moins active de la part de l’assureur et du client (analyse automatique du risque sur la base des données communiquées par le client et émission automatisée d’une offre, interactions via chatbot, …).

Les produits d’assurance à l’usage, hautement dynamiques, se multiplieront et s’adapteront au comportement des consommateurs individuels. L’assurance passera d’un modèle « d’achat et de renouvellement annuel » à un cycle continu, avec des offres de produits qui épouseront constamment les habitudes comportementales de l’assuré (assurance « au kilomètre », couvertures prises ponctuellement ensemble avec un produit, un service, un voyage, …).

Un autre aspect important dans l’expérience client est l’hypothèse d’un sinistre, qui est souvent un moment de vérité dans la relation assuré-assureur. Ici l’IA permet, par exemple, une analyse automatique de photos envoyées par l’assuré (dégâts voiture, dégâts des eaux, équipements industriels), qui ensemble avec des big datas concernant des réparations antérieures, des prix historiques, les prix actuels du marché, etc., permet de déboucher sur une évaluation quasiment instantanée.

L’on peut imager la situation suivante librement inspirée d’un exemple d’une étude faite par McKinsey en 2021 (« The impact of AI on the future of insurance» ) :

Frank est un consommateur qui vit en l’année 2030.
Via son assistant numérique il réserve un véhicule autonome pour le conduire à une réunion.
En montant dans la voiture Frank décide qu’il veut conduire aujourd’hui et met la voiture en mode « manuel ».
La voiture propose un itinéraire, mais Frank préfère prendre un autre chemin.
Immédiatement, l’IA de l’assureur recalcule les probabilités d’accidents et la voiture fait savoir à Frank qu’en prenant cette route, le prix de la location sera majoré de x €.
L’assistant numérique informe aussi que dans ces conditions un supplément de prime pour son assurance santé et hospitalisation sera débité automatiquement de sa carte de crédit pour ce mois-ci.
Arrivé à destination, lorsque Frank met le véhicule en stationnement, il heure un mobilier urbain.
Tout de suite les capteurs du véhicule et la caméra embarquée analysent les dégâts et la voiture invite Frank à prendre des photos à l’extérieur.
L’assureur détermine l’étendue des dégâts, le meilleur endroit pour la réparation et après que Frank ait quitté le véhicule, invite la voiture autonome à rejoindre le lieu de réparation le plus proche. Un véhicule de remplacement est dépêché sur place pour attendre Frank à son retour de réunion.

L’on a aussi déjà constaté des assurances basées sur une blockchain, sous la forme de smart contract, déclenchant automatiquement le paiement de l’indemnisation lorsque l’événement assuré survient (assurance annulation / retard vols).

Une tendance profonde se manifeste : les assureurs essaient que l’assurance ne soit plus un lointain papier égaré dans un classeur, que l’assuré ne va chercher qu’en cas de sinistre, mais devienne un produit plus ancré dans la vie quotidienne avec des interactions fréquentes (via des appareils connectés, des applis, des assistants numériques). Ainsi l’assurance « santé » s’accompagne d’une mesure de l’activité physique quotidienne, de recommandations en matière d’hygiène de vie, éventuellement d’offres promotionnelles auprès de centres de fitness, de diététique, ou autres. L’assurance voiture mesure les distances parcourues, le style de conduite, le type de routes parcourues et les horaires des déplacements, … et alloue des « ratings » à l’assuré ou encore organise des « compétitions » du meilleur conducteur entre assurés.

Un assureur suisse a même lancé une première expérience de « freemium model » appliqué à l’assurance, en offrant un accès gratuit à l’appli de l’assureur et une couverture gratuite pour le shopping en ligne, avec ensuite des possibilités de souscriptions additionnelles payantes. Tout cela en n’oubliant pas que « si c’est gratuit, c’est que le client est le produit ».

Afin d’appréhender cette évolution de l’intelligence artificielle dans le secteur des assurances, l’EIOPA a publié un rapport sur la gouvernance de l’intelligence artificielle1. Les avantages tels que l’exactitude des prévisions, l’automatisation, les nouveaux produits et services et les réductions de coûts peuvent être remarquables. Cependant, assurer l’équité, la non-discrimination et la transparence peut être un défi. En effet, l’intelligence artificielle n’est pas infaillible et peut reproduire des préjugés ou des discriminations propres à l’être humain (par exemple le mécanisme de reconnaissance faciale a pu bien fonctionner pour les hommes blancs, mais moins lorsqu’il s’agissait de femmes noires, jusqu’à être qualifié par certains média de « raciste »).

Le rapport vise à aider les compagnies d’assurance à mettre en place des mesures proportionnelles et fondées sur le risque, en fournissant des conseils sur la façon de mettre en œuvre des principes clés dans la pratique tout au long du cycle de vie d’une application d’IA. Ces principes sont non contraignants et illustratifs.

Il est important d’identifier et de limiter le risque au travers d’un monitoring constant des modèles d’intelligence artificielle, non seulement pendant la production, mais aussi durant la phase d’utilisation afin de pouvoir corriger rapidement et efficacement les comportements de la technologie utilisée afin qu’ils soient alignés sur les bons standards. La communication interne et externe sera également fondamentale : le processus derrière une décision de l’intelligence artificielle devra toujours être identifiable et transparent. Des régulateurs pourront également être compétents ou crées ad hoc, afin d’assurer le contrôle des intelligences artificielles utilisées.

2. L’innovation autour de l’intelligence artificielle modifie le secteur de l’assurance

Tout d’abord, au niveau de la distribution.

Le belge moyen pense souvent être « assuré » auprès de son courtier, en ne s’intéressant finalement que peu à l’identité de l’assureur.

Or, le rôle des intermédiaires d’assurance changera radicalement. Leur nombre se réduira à mesure que les intermédiaires actifs prendront leur retraite et que les autres adopteront massivement la technologie pour accroître leur productivité. Ils utiliseront des assistants personnels intelligents pour optimiser leurs tâches ainsi que des robots dotés d’intelligence artificielle pour trouver des offres potentielles pour les clients. Ces outils aideront les intermédiaires à soutenir une clientèle beaucoup plus vaste tout en rendant les interactions avec les clients (en personne, virtuelles et numériques) plus courtes et plus significatives.

Et de plus en plus de gens seront « assurés » auprès d’une Insurtech ou plus généralement un acteur digital. L’on constate déjà aujourd’hui que :

– l’innovation et les nouveaux produits d’assurance, sont fortement poussés par les Insurtech, plus que par les assureurs traditionnels ;
– l’assurance fait de plus en plus partie d’une solution globale (voiture, vélo, appareils électroniques, …) ;
– et dans ce contexte des modes de commercialisation de type « embedded insurance » ou « white labelling » se multiplient.

Les canaux de distribution classiques (vente directe par l’assureur, agents, courtiers) seront directement impactés par ces évolutions.

In fine, le risk carrier restera toujours un assureur, mais la conclusion du contrat se fera à d’autres niveaux et l’aspect assurance fera plus qu’avant partie intégrante d’un produit ou service.

Deuxièmement, comme vu ci-avant, il est parfois difficile d’individualiser un responsable en cas de mauvais fonctionnement d’une intelligence artificielle, notamment à cause des différents degrés d’automatisation des technologies et du degré variable d’intervention humaine nécessaire au fonctionnement de la machine. Néanmoins, la responsabilité du conducteur pourrait être de moins en moins grande avec le développement de technologies faisant basculer progressivement vers essentiellement une responsabilité du produit.

Pour contrer ces problématiques, des produits d’assurance spécifique commencent à voir le jour, notamment aux US s’agissant des véhicules autonomes : Tesla est en train d’expérimenter des produits d’assurance ad hoc avec InsureMyTesla, un programme d’assurance in house développé avec une compagnie d’assurance. Waymo a de son côté développé un partenariat avec Trv pour assurer ses passagers avec des produits d’assurance « trip-based ». Il est intéressant de noter que ces produits d’assurance sont imaginés et poussés par les sociétés mêmes productrices et utilisatrices d’intelligence artificielle, seules ou en partenariat avec des compagnies d’assurances ou avec des start ups.

3. L’assurance de l’intelligence artificielle en tant que telle

Le législateur s’est intéressé à la question de l’assurance de l’intelligence artificielle depuis quelques années.

Aux Etats Unis, la National Highway Traffic Safety Administration (NHTSA) a publié des directives à l’intention des États concernant la responsabilité audiovisuelle et la réglementation des assurances. En outre, la NHTSA suggère que les entités qui demandent à tester des véhicules utilitaires lourds sur les voies publiques soient tenues de prouver leur solvabilité en cas d’action en dommages-intérêts, et cite l’exigence minimale recommandée par l’American Association of Motor Vehicle Administrators de 5 millions de dollars d’assurance.

En Europe, le Parlement européen a publié une première résolution en 20172 suggérant la mise en place d’un régime d’assurance obligatoire de l’intelligence artificielle, comme c’est le cas pour les véhicules automobiles. Contrairement à ce dernier, néanmoins, il faudrait tenir compte de toutes les responsabilités potentielles d’un bout à l’autre de la chaîne.
Le texte suggère aussi la mise en place d’un fond qui garantisse un dédommagement y compris en l’absence de couverture, ainsi que la mise en place de nouveaux produits adaptés. L’obligation d’assurance pèserait ici sur le fabricant de robots autonomes et non sur l’utilisateur. L’idée d’une assurance obligatoire a été reprise dans une autre résolution en date du 20 octobre 20203.

Aujourd’hui une proposition de règlement a été avancée par la Commission européenne qui envisage de nouvelles règles et actions visant à créer le tout premier cadre juridique sur l’intelligence artificielle dont cette proposition de Règlement est la première étape.

Les nouvelles règles, suivent une approche fondée sur les risques, selon la classification suivante :

Risque inacceptable : Il s’agit notamment des systèmes ou applications d’intelligence artificielle qui manipulent le comportement humain pour priver les utilisateurs de leur libre arbitre et des systèmes qui permettent la notation sociale par les États. Ils seront interdits car ils constituent une menace évidente pour la sécurité, les moyens de subsistance et les droits des personnes.

Risque élevé : Parmi les systèmes d’intelligence artificielle considérés comme à haut risque, on peut citer ceux utilisés dans les transports, la chirurgie assistée, le tri des CV, la vérification de la fiabilité des éléments de preuve, la vérification de l’authenticité des documents de voyage. Ces systèmes d’intelligence artificielle à haut risque doivent être conformes à des obligations strictes pour pouvoir être mis sur le marché.

Risque limité, c’est-à-dire les systèmes d’intelligence artificielle auxquels s’appliquent des obligations spécifiques en matière de transparence : Lorsqu’ils utilisent des systèmes d’intelligence artificielle tels que des chatbots, les utilisateurs doivent savoir qu’ils interagissent avec une machine afin de pouvoir décider en connaissance de cause de poursuivre ou non.

Risque minime : La proposition législative autorise l’utilisation libre d’applications telles que les jeux vidéo ou les filtres anti-spam reposant sur l’intelligence artificielle. La grande majorité des systèmes d’intelligence artificielle relèvent de cette catégorie. Le projet de règlement ne prévoit pas d’intervention dans ce domaine, car ces systèmes ne représentent qu’un risque minime, voire nul, pour les droits ou la sécurité des citoyens.

En ce qui concerne la gouvernance, la Commission propose que les autorités nationales compétentes de surveillance du marché veillent au respect des nouvelles règles dont la mise en œuvre sera facilitée par la création d’un comité européen de l’intelligence artificielle qui sera également chargé de stimuler l’élaboration de normes pour l’intelligence artificielle. En outre, la proposition prévoit des codes de conduite facultatifs pour les systèmes d’intelligence artificielle ne présentant pas de risque élevé, ainsi que des «bacs à sable réglementaires» afin de faciliter l’innovation responsable.

(*) Support d’une présentation faite lors de la 32e Journée du Juriste d’Entreprise organisée le 18 novembre 2021 par l’Institut des Juristes d’Entreprise. Un ouvrage reprenant les contributions des tous les orateurs est en cours d’édition.

 

  1. EIOPA – ARTIFICIAL INTELLIGENCE GOVERNANCE PRINCIPLES: TOWARDS ETHICAL AND TRUSTWORTHY ARTIFICIAL INTELLIGENCE IN THE EUROPEAN INSURANCE SECTOR A report from EIOPA´s Consultative Expert Group on Digital Ethics in insurance
  2. Résolution du parlement européen du 16 février 2017, https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-8-2017-0051_FR.html (voir points 57 à 59 et annexe dans sa partie « Responsabilité civile »)
  3. https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2020-0276_FR.html (v. points 23 à 25)